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12/10/2013

Pierre Reverdy, Le Livre de mon bord

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                                                                   Reverdy par Picasso


Pour calmer la souffrance de ne pouvoir aller au-delà de ses limites — se replier souvent très en deça de ses limites.

 

L'esprit a créé le temps et il le trouve long. Comme il n'a pas créé la vie, il la trouve toujours un peu courte.

 

À partir d'un certain âge les artistes ont beaucoup plus besoin d'admirateurs que d'amis.

 

Ce n'est pas ce qu'écrit un auteur dans son journal qui présente la plupart du temps un réel intérêt, mais que ce soit écrit par cet auteur qui s'est, par ailleurs, distingué. On rêve d'un journal anonyme où tout ce qui serait consigné serait réellement émouvant — quelque vie particulièrement dramatique et sincèrement dévoilée. Mais ce n'est pas dans l'ordre du talent ou du génie de se dissimuler. Ce ne sont pas les faits qui comptent, mais l'homme que nous voulons voir vivre par les faits. Le journal d'un grand homme inconnu n'a jamais encore été trouvé.

 

Ils portent presque tous un masque c'est vrai — mais, ce qu'il y a de plus terrible, c'est que derrière ce masque, il n'y a rien.

 

Il y a les auteurs qui écrivent avec de la lumière, d'autres avec du sang, avec de la lave, avec du feu, avec de la terre, avec de la boue, avec de la poudre de diamant et enfin ceux qui écrivent avec de l'encre, les malheureux, avec de l'encre tout simplement.

 

 

 

Pierre Reverdy, Le Livre de mon bord, dans  Œuvres complètes II, édition préparée, présentée et annotée par Étienne-Alain Hubert, "Mille&unepages", Flammarion, 2010, p. 650, 652, 658, 659-660, 666. 669.

21/06/2013

Pierre Reverdy, Pierres blanches

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La rue qui chante

 

Les voix qui tournaient

Dans la rue en pente

Celui qui montait

La tâche accomplie

Il y a des lettres sur le mur

Et tout le monde qui regarde

Les étoiles pendent

Les becs de gaz tremblent

                        Le vent

Je marche

Et l'air entier passe devant

Quand la terre tourne plus vite

Où pourrait-on se retenir

C'est peut-être la peur

Qui nous empêche de courir

Et ce sont les mots qui s'envolent

Les feuilles

Et tous les rideaux

Pour voir ce qu'il y a derrière

Dessous

Les larmes sur la gouttière de la cour

 

Pierre Reverdy, Pierres blanches, dans Œuvres complètes, II, édition préparée, annotée et présentée par Pierre-Alain Hubert, Flammarion, 2010, p. 245.

22/01/2013

Pierre Reverdy, La Lucarne ovale, dans Œuvres complètes, I

Pierre Reverdy, La Lucarne ovale, dans Œuvres  complètes, I, rides du temps

              Rides du temps

 

Plus je crie plus le vent est fort

La porte se ferme

Emporte la fourrure et les plumes

Et le papier qui vole

Je cours sur la route après les feuilles

Qui s'envolent

 

Le toit se soulève

Il fait chaud

Le soleil est un aimant

Qui nous soutient

 

À des kilomètres

J'aime le bruit que tu fais

Avec tes pieds

On m'a dit que tu cours

Mais tu n'arriveras jamais

 

Le vieil amateur d'art a un sourire idiot

Faussaire et cambrioleur

Animal nouveau

Tout lui fait peur

Il se dessèche dans u musée

Et participe aux expositions

Je l'ai mis dans un volume au dernier rayon

 

La pluie ne tombe plus

Ferme ton parapluie

Que je voie tes jambes

S'épanouir au soleil

 

Pierre Reverdy, La Lucarne ovale, dans Œuvres

complètes, I, édition, préparée, présentée et annotée

par Étienne-Alain Hubert, Flammarion, 2010,

p. 110-111. 

09/12/2012

Pierre Reverdy, Chair vive

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                Chair vive

 

Lève-toi carcasse et marche

Rien de neuf sous le soleil jaune

Le der des der des louis d'or

La lumière sui se détache

sous les pellicules du temps

La serrure au cœur qui éclate

Un fil de soie

Un fil de plomb

Un fil de sang

Après ces vagues de silence

Ces signes d'amour au crin noir

Le ciel plus lisse que ton œil

Le cou tordu d'orgueil

Ma vie dans la coulisse

D'où je vois onduler les moissons de la mort

Toutes ces mains avides qui pétrissent des boules de fumée

Plus lourdes que les piliers de l'univers

Têtes vides

Cœurs nus

Mains parfumées

Tentacules des singes qui visent les nuées

Dans les rides de ces grimaces

Une ligne droite se tend

Un nerf se tord

La mer repue

L'amour

L'amer sourire de la mort

 

Pierre Reverdy, Bois vert (1948-1949), dans Œuvres

complètes, II, édition préparée, présentée et annotée

par Étienne-Alain Hubert, 2010, p. 448-449.

24/06/2012

Pierre Reverdy, La vie fragile, dans La Guitare endormie

 

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                           La vie fragile

 

Plus loin entre la plante grasse et le rideau

             Dresser l'échelle

Les formes qui remuent dans le fond du jardin sont blanches

    d'autres noires

Selon le mouvement brutal du réflecteur

              Les maillots des arbres sont roses

Mais au premier plan une main tient la clef du cœur

Un couple ailé marche dans des couleurs qui changent

                     Celui qui vole bas c'est l'homme

                          Celui qui va à pied c'est l'ange

Les yeux luttent dans la lumière

                      La lampe fraîche du matin

Un fil cassé descend derrière

                      La tête nue s'incline et barre le chemin

                      Tout le reste est recouvert de feuilles mortes

Quant au ciel il s'ouvre par le fond et de côté mais en triangle

 

Pierre Reverdy, La Guitare endormie. [1919], dans Œuvres complètes I, édition préparée, présentée et annotée par Étienne-Alain Hubert, "Mille&unepages", Flammarion, 2010, p. 262.

17/04/2012

Pierre Reverdy, Les épaves du ciel, Main d'œuvre

Pierre Reverdy, Les épaves du cile, Main d'œuvre, la repasseuse

                                            La repasseuse

 

Autrefois ses mains faisaient des taches roses sur le linge éclatant qu’elle repassait. Mais dans la boutique où le poêle est trop rouge son sang s’est peu à peu évaporé. Elle devient de plus en plus blanche et dans la vapeur qui monte on la distingue à peine au milieu des vagues luisantes des dentelles.

Ses cheveux blonds forment dans l’air des boucles de rayons et le fer continue sa route en soulevant du linge des nuages – et autour de la table son âme qui résiste encore, son âme de repasseuse court et plie le linge en fredonnant une chanson – sans que personne y prenne garde.

 

Pierre Reverdy, Les épaves du ciel, Gallimard, 1924, p. 22.

 

           Tête à tenir

 

Une large bouffée de flammes

Sur la frise en bas des forêts

Le brouillard échappé des larmes

Sous une écharpe de rosée

L’odeur rugueuse des cigares

Le feu caché des feuilles mortes

Rayons cassés qui tissent ton sourire

Le visage effacé sous son voile de peur

Il va il vient il se retire

Un rayon de miel dans la cire

Une larme amère à ton cœur

Amour reviens dans le silence

Le poids de la main sur ton front

Et toujours la mort entêtée

La mort vorace

 

Pierre Reverdy, Le Chant des morts, 1944-1948, dans          

Main d'œuvre, poèmes (1913-1949), Mercure de France, 1949, p. 412. 

22/01/2012

Pierre Reverdy, Le Livre de mon bord et Le Gant de crin

 



reverdy4.jpegLe style, ce ne doit pas être tellement l’homme qu’on l’a dit – car l’on se complaît bien plus à sa personnalité qu’en ce qu’on écrit. On se désespère d’écrire mal, et rien ne concorde entre ce que l’on sent et ce que l’on écrit. On se relit, on retouche ce style répugnant, rien ne vient mieux. Je crois que ce qui est vraiment l’homme c’est le plaisir ou le dégoût qu’il prend à l’effort pour écrire mieux. C’est-à-dire qu’il n’y ait pas plus de vulgarité dans le style que dans la pensée.


L’homme ne se réalise que dans la connaissance. Les frontières de sa connaissance sont les frontières de son être. Plus il connaît, plus il est vaste et étendu, moins il connaît, plus il est étroit et restreint. Mais il y a aussi le parti qu’il tire et l’usage qu’il fait de ces connaissances et qui le font grand ou petit.


Le style, bon ou mauvais, je parle de ce qui caractérise un écrivain, ce n’est pas le premier jet, mais l’état où il laisse la chose écrite, celui auquel il n’éprouve plus le besoin de rien changer. Et ce n’est pas la moindre révélation du caractère que de ne jamais tenir pour définitive l’expression formelle de sa pensée.

Pierre Reverdy, Le Livre de mon bord, 1930-1936, Mercure de France, 1948, p. 47-48, 162, 210.

Je ne connais pas d’exemple d’une œuvre qui ait inspiré moins de confiance à son auteur que la mienne.
Aussi me gardé-je bien de la défendre.
J’accepte ici qu’elle peut n’être qu’un témoin d’impuissance.


Le propre de l’image forte est d’être issue du rapprochement spontané de deux réalités très distantes dont l’esprit seul a saisi les rapports.


Le poète est poussé à créer par le besoin constant et obsédant de sonder le mystère de son être intérieur, de connaître son pouvoir et sa force.
Il n’est que les gens de métier qui se satisfassent de quelque certitude sur leurs facultés.
Mais en poésie les gens de métier sont les médiocres.


Si les glaces de verre sont flatteuses pour toi, supprime-les. Ne te regarde pas en dehors mais en dedans, il y a là un sombre miroir sans complaisance.

 

Pierre Reverdy, Le Gant de crin, Plon, 1927, p. 26-27, 34, 44, 105.

17/09/2011

Pierre Reverdy, Main d'œuvre

 

                                     

Pierre reverdy, main d'œuvre, La lucarne ovale, cravates de chanvre

Cœur à cœur

Enfin me voilà debout
Je suis passé par là
Quelqu’un passe aussi par là maintenant
Comme moi
Sans savoir où il va

Je tremblais
Au fond de la chambre le mur était noir
Et il tremblait aussi
Comment avais-je pu franchir le seuil de cette porte

On pourrait crier
                  Personne n’entend
On pourrait pleurer
                  Personne ne comprend

J’ai trouvé ton ombre dans l’obscurité
Elle était plus douce que toi-même
Autrefois
Elle était triste dans un coin
La mort t’a apporté cette tranquillité
Mais tu parles tu parles encore
Je voudrais te laisser

S’il venait seulement un peu d’air
Si le dehors nous permettait encore d’y voir clair
On étouffe
Le plafond pèse sur ma tête et me repousse
Où vais-je me mettre où partir
Je n’ai pas assez de place pour mourir
Où vont les pas qui s’éloignent de moi et que j’entends
Là-bas très loin
Nous sommes seuls mon ombre et moi
La nuit descend


La Lucarne ovale (1916), p. 87-88


                                       Temps couvert

Je suis au milieu d’un nuage
                                       de neige
                              ou de fumée
L’éclat du jour fait son tapage
                                               la fenêtre en battant
                                                   ouvre le mur du coin
la paupière assoupie
                                et l’œil déjà baissé
           Plus loin
sur le détour où aurait dû tomber
                          le grand vent qui passait
                                  en roulant l’atmosphère
                                       la neige et la fumée
Quelques grains de soleil
                                   et le poids de la terre
             à peine soulevée

Cravates de chanvre (1922), p. 211.



Pierre Reverdy, Main d’œuvre, poèmes, 1913-1949, Mercure de France, 1949.

10/05/2011

Pierre Reverdy, Cette émotion appelée poésie

   images.jpgJe préviens que j’emploierai ce mot [poète] au sens large des anciens ; non pas du faiseur de vers — qui n’en a plus aucun pour nous — mais désignant tout artiste dont l’ambition et le but sont de créer, par une œuvre esthétique faite de ses propres moyens une émotion particulière que les choses de la nature, à leur place, ne sont pas en mesure de provoquer en l’homme. En effet, si les spectacles de la nature étaient capables de vous procurer cette émotion-là, vous n’iriez pas dans les musées, ni au concert, ni au théâtre, et vous ne liriez pas de livres. Vous resteriez où et comme vous êtes, dans la vie, dans la nature. Ce que vous allez chercher au théâtre, au musée, au concert et dans les livres, c’est une émotion que vous ne pouvez trouver que là — non pas une de ces émotions sans nombre, agréables ou pénibles, que vous dispense la vie, mais une émotion que l’art seul peut vous donner.

 

   Il n’y a plus personne aujourd’hui pour croire que les artistes apprennent leur art et leur métier dans la nature. En admettant qu’elle soit, comme on l’a dit, un dictionnaire, ce n’est pas dans un dictionnaire que l’on apprend à s’exprimer. […] C’est par les toiles des maîtres que sont d’abord émus les jeunes peintres, par les poèmes des aînés que sont remués, blessés à vie, les futurs grands poètes.


   […] les vrais poètes ne peuvent prouver la poésie qu’en poétisant, si je puis dire. Pour moi, à qui certains prestigieux moyens n’ont pas été très libéralement départis, je suis bien obligé de m’y prendre autrement. On a souvent dit et répété que la poésie, comme la beauté, était en tout et qu’il suffisait de savoir l’y trouver. Eh bien non, ce n’est pas du tout mon avis. Tout au plus accorderai-je que la poésie n’étant au contraire nulle part, il s’agit précisément de la mettre là où elle aura le plus de chance de pouvoir subsister. — Mais aussi, qu’une fois admise la nécessité où l’homme s’est trouvé de la mettre au monde afin de mieux pouvoir supporter la réalité qui, telle qu’elle est, n’est pas toujours très complaisamment à notre portée, la poésie n’a pas besoin pour aller à son but de tel ou tel véhicule particulier. Il n’y a pas de mots plus poétiques que d’autres. Car la poésie n’est pas plus dans les mots que dans le coucher du soleil ou l’épanouissement splendide de l’aurore — pas plus dans la tristesse que dans la joie. Elle est dans ce que deviennent les mots atteignant l’âme humaine, quand ils ont transformé le coucher du soleil ou l’aurore, la tristesse ou la joie. Elle est dans cette transmutation opérée sur les choses par la vertu des mots et les réactions qu’ils ont les uns sur les autres dans leurs arrangements — se répercutant dans l’esprit et la sensibilité. Ce n’est pas la matière dont la flèche est faite qui la fait voler — qu’importe le bois ou l’acier — mais sa forme, la façon dont elle est taillée et équilibrée qui font qu’elle va au but et pénètre et, bien entendu aussi, la force et l’adresse de l’archer.

 

 

Pierre Reverdy, Sable mouvant, Au soleil du plafond, La Liberté des mers, suivi de Cette émotion appelée poésie, édition d’Étienne-Alain Hubert, Poésie / Gallimard, 2003, p. 94-95, 96, 107-108.